Carnet de quinzaine (15)

Une photo de photo… celle d’Agnès VARDA © succession. Anne et Gérard Philippe, « Entre deux répétitions », 1958

Samedi 20 avril Retour de Paris. C’était l’hiver encore et la pluie. La Pitié… une ville dans la ville… Des allers-retours dans les couloirs à la recherche du bon « box », du papier manquant, alors qu’un rendez-vous est annulé dans l’instant par un nouvel interne. Elle a 87 ans et ne se plaint même plus. Ses yeux pleurent. C’est tout. | Ici aussi l’hiver revenu. Je tombe du train en descendant sur le quai, une chaussure atterrit sur le ballast, je vois une main plonger entre les rails sous le wagon, des bras me portent et m’écartent de la foule qui attend de s’installer, et je me retrouve d’un seul coup seule, égarée avec ma valise, tout près d’un banc où je m’assieds et me rechausse. Miracle de la chute… Je réalise dans le même temps que ma hanche ne me fait plus souffrir ! Mardi 23 R. a fini par s’endormir avec l’appareil à oxygène sur le nez. Mais elle m’entend et me sourit à travers le masque. Alors je reste une heure et demie. Nous inspectons un réticule rangé dans un tiroir, des boîtes à trésors dans une commode, j’admire ses croix en bois d’olivier, les chapelets aux perles en buis foncé, son missel de communiante daté de 1869, offert par sa marraine, à la couverture d’ivoire. Qu’elle souhaite classer tout cela, me raconter l’histoire de ses petites choses de religieuse me touche infiniment et je repars avec une étrange appréhension. Jeudi 25 Avignon. Je pense à Brigitte C. Je la cherche malgré moi dans les rues que je traverse. Le Jardin des Doms chauffe les os et pas un brin de vent pour agiter les grands panneaux en noir et blanc de l’exposition Jean Vilar. Philippe Noiret et Jean-Pierre Darras sur un minuscule vélo dans les années 50… Christiane Minazzoli… Maria Casares. Anne et Gérard Philippe. Quel joli temps que celui-ci. Il y dans ces clichés une insouciance, une joie de vivre, des sourires magnifiques devant l’objectif. Mardi 30 Patatras… il n’est plus question de hanche mais de colonne vertébrale à opérer. Gros coup de blues quand même…

MS

Des murs #10

Parmi les murs que me propose Bernard Perlongo, cette photo de céramiques murales. Aucune information de sa part,  mais je le sais, nous sommes à Kairouan. Et je retrouve ici la mosquée du Barbier. Sous un ciel cru, un soleil blanc qui illumine coupole, murs, colonnes… Ces murs-là m’évoquent un passé qui serait enfoui dans ma mémoire si je n’avais retrouvé mes notes et mes pensées. Aussi, les murs d’aujourd’hui seront un prétexte à parler de la ville de Kairouan telle que je l’ai surprise en 2014, telle qu’elle résonnait dans ma vie alors.

Al Qayrawan, « campement de caravanes ». Ville étape.
Etape. Arrêt sur. Vie.
Fondée en 671 par Oqba ibn Nafi.
2014. Découverte. De… en… On croyait au soleil et c’est l’orage qui crève le ciel. La lumière est si douce à travers la pluie.
Première ville du Maghreb à devenir musulmane.
Des hommes partout, des cafés sans femmes, envie d’un voile sur. Vie.
On recherchait une base pour la conquête de l’Ifriqiya, alors.
Mais il est tant de désirs de conquêtes. On est aveugle et on est sourd.
On la surnommait la ville aux 300 mosquées.
Entre parenthèses. Une demande de parenthèse. Ordinairement, on se retourne sur une parenthèse… Là, on ouvrait la parenthèse et advienne que pourra. [Les parenthèses appartiennent au système de ponctuation de la langue écrite ; elles introduisent et délimitent une réflexion, une notation incidente, et ne dépendent pas syntaxiquement des phrases précédentes ou suivantes. Larousse, dictionnaire de linguistique ».] [Ponctuer la vie. Sans réflexion. De façon unilatérale. Incendie. Désordre. Chamboulement. On attend la suite dans le noir. Tiraillée. Entre tirets. Hors de la. Fin de la.]
Inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco.
Paumée. Fille de personne. Sans plus de père. Le grand tort des absents. Sans aucune référence. Alors se perdre dans les ruelles de la médina.
Une des plus belles médinas de Tunisie.
Compter sur soi. Sur la lumière d’un pays. Sur les rencontres, les surprises de la vie.
Compter avec.
“Comptez, […], que cette année et toutes celles de ma vie sont à vous  ; c’est un tissu, c’est une vie tout entière qui vous est dévouée jusqu’au dernier soupir”, [Sévigné, 8 janv. 1674]

Texte : Marlen Sauvage
Photo : Bernard Perlongo

Souvenirs en panne, Chrystel Courbassier

Un bord de mer en soirée, un anniversaire, une joyeuse tablée, dans la promiscuité du camping-car familial ; un chemisier blanc à gros pois colorés ; un paquet de cigarettes à l’eucalyptus ; une bouteille de vin en plastique vert « La Villageoise » ; des bouteilles en verre avec des étoiles au bord, la consigne, quelques centimes en échange ; une collection de code-barres découpés sur les emballages, Cédric, glissade, fracture du tibia ; allongée sur la banquette-arrière, mon père au volant, les lumières des phares qui défilent sur l’autoroute, Paris au matin ; une carte de ma tata, un brin de muguet dessiné dessus ; une maison, un garage, quelques copains éphémères, encore un Cédric, premier baiser ; un été, une amie au prénom oublié ; tata Jeanne, Rians, une boîte à bonbons ; une nuit de fête chez des amis, retour à la maison, seule dans la ruelle, sous la pluie peut-être, j’ai peur ; une grande chambre, un bureau devant la fenêtre, une fenêtre donnant sur la rue, une maison abandonnée en face ; un camping-car garé devant la maison, il est vert et gris, aux formes arrondies, toujours en panne, un seul souvenir de lui… 

Texte : Chrystel Courbassier
Photo : Bernard Perlongo – « Choses nettes, choses floues »

Hier, aujourd’hui

Hier, j’ouvrais le poulailler en surveillant le ciel.
Aujourd’hui, je pousse les volets bleus et je ris.
Hier, je parlais à voix basse.
Aujourd’hui, je chante par-dessus les toits.
Hier, je semais des fleurs dans mon jardin.
Aujourd’hui, j’admire celles qui poussent et ne m’ont rien demandé.
Hier, je rêvais devant les tombes d’un village venteux.
Aujourd’hui, j’écarquille les yeux devant la plaine immense.
Hier, j’exécrais le parfum des hellébores.
Aujourd’hui, je respire le basilic pourpre et le thym citron.
Hier, je pétrissais mon pain dans la montagne.
Aujourd’hui, je marche dans les ruelles aux pavés ensoleillés.
Hier, je débusquais les monstres dans l’écorce des châtaigniers.
Aujourd’hui, je guette les mésanges dans le grenadier.

Des murs #9

Un mur qui m’évoque le travail de l’artiste JR, activiste urbain. L’art dans la rue, les anonymes, les jeunes, les vieux, les femmes élevées au regard des autres, exposées dans un musée à ciel ouvert, celui de grandes et de petites  villes du monde entier. Des murs comme des tableaux, des collages qui racontent des histoires de vie, qui transmettent un message, politique, des convictions humanistes [son exposition de portraits d’Israéliens et de Palestiniens dans des villes de chaque côté de la « barrière de sécurité » des deux pays, barrière qui n’est autre qu‘un mur de plus destiné à diviser sous prétexte de protéger]. À Nyons, où je vis, JR a essaimé il y a quelques années. Chacune et chacun y est allé de ses mots sur son rêve de liberté. Cela semble peu de chose et pourtant, cette parole est émouvante, toujours. Elle en dit long sur les besoins basiques que la société ne satisfait pas ou sur les acquis que l’on craint de voir disparaître : liberté de manger à sa faim, d’être différent, de circuler dans le monde, de jouer, de vivre sainement, d’espérer, de vivre à son rythme, de pouvoir travailler en tant que femme… quand elle ne reflète pas un côté désabusé : « La liberté… c’est une statue, non ? » J’ignore qui est l’homme sur l’image de ce mur photographié par Bernard Perlongo. J’ignore où se trouve la maison, dans quelle ville. S’ajoute à la vieillesse imminente les rides du papier, le coin écorné comme un désir d’effacement, une fin proche, un adieu.

Texte : Marlen Sauvage
Photo : Bernard Perlongo

Va-et-Vient n°12, Complicités

Mon interprétation du thème de notre Va-et-Vient d’avril, si vous ne l’avez déjà lue sur le blog de Marie-Christine Grimard, Promenades en ailleurs.

Vous venez de prendre le sentier à droite dans la petite combe. Instinctivement, vous rentrez la tête dans les épaules, jetant vers le ciel un regard interrogateur : pleuvra-t-il finalement ou non ? Non, vous l’espérez, car vous n’en êtes qu’au début de votre marche. Ciel gris, nuageux. Le temps aujourd’hui ne sera pas votre allié. Vous allongez le pas sur le chemin qui borde le champ avant de remonter le long de la clôture. Vous vous questionnez sur ce rendez-vous, sur le lieu de ce rendez-vous. Le message annonçait quinze kilomètres, trois heures, et vous n’avez rien osé demander de plus.
Dans la descente, vous reconnaissez le Maupas, de triste mémoire. C’est un mauvais pas qui vous a entraîné ici, de mauvaises rencontres au mauvais moment. Vous poursuivez votre descente vers les maisons de Jouanes, en granite, rudes et austères sur ces terres pauvres en eau. La végétation a plus qu’ici souffert de la sécheresse, vous craignez les serpents, votre vigilance s’aiguise au fur et à mesure que vos pieds heurtent les cailloux et soulèvent la poussière. Votre marche vous conduit jusqu’au hameau de Nissoulogres, où les bâtisses paraissent enchevêtrées, vous narguant de leurs ouvertures étroites, ne laissant rien entrevoir de leur vie intérieure, vous tenant à distance vous, l’étranger, que leurs murs complices observent à votre insu. À droite, un petit sentier bordé de murets et de buis ouvre sur une piste plus large. Vous la poursuivez, haletant, dans la crainte inspirée par l’austérité du hameau que vous venez de dépasser, par le vol des vautours qui ne cessent d’accompagner vos pas depuis votre marche, et par ces rochers ruiniformes qui se dressent maintenant dans le paysage. Autant de comparses qui ne sont là que pour vous impressionner, pensez-vous alors.

Vous ressaisissant, vous reprenez les rênes de votre mental, votre raison vous rassure, vous marchez seul, mais vous décidez que rien ne vous paraît hostile à bien y regarder. L’hostilité réside dans la peur que l’on éprouve d’une situation, vous rassurez-vous. Vous arrachez le sac à dos de vos épaules, le posez à terre et sortez une gourde d’eau avec laquelle vous vous aspergez avant de boire quelques gorgées. Vous êtes en sueur, votre sac a collé votre T-shirt dans votre dos, le long de la colonne vertébrale s’insinue un filet de transpiration. Vous vous grattez, vous inspirez, vous regardez le ciel, le temps reste lourd.
Vous reconnaîtrez l’endroit, vous a-t-on dit : « un écrin de nature, un écrin de verdure, un écrin de végétation… ». Pour l’instant, vous n’avez fait que grimper, glissant sur des cailloux, traversant des pierriers, de part et d’autre où votre regard porte, c’est la minéralité du lieu qui s’impose. « C’est un pays de légendes où les fées et les elfes sautillent sur les pas de Gargantua », racontait le guide. Et tout à vos pensées, vous n’avez pas vu venir le décor face à vous : celui d’un point d’eau dans un paysage perdu, une oasis entourée de grands arbres, une clairière de lumière et d’ombre, des branchages au sol foulés par les animaux venus s’abreuver à la tombée du jour. Le tapis dérangé de l’automne, quelques égratignures sur l’écorce d’un bouleau – les bois d’un cerf peut-être – la brume naissante au ras du sol. Une retraite. Et vous vous arrêtez soudainement conquis par le silence du lieu. Par sa sérénité. Vous vous adossez à un tronc massif dont la rugosité efface les douleurs de votre dos. Enfin, une douce complicité s’installe entre vous et la nature sauvage, certes, mais rassurante. Vous savez que la route se poursuit au-delà de la clairière, qu’elle mène au « Hameau du lac » où personne ne vit plus. Vous savez que la rencontre aura lieu bientôt, sous cette voûte plus claire que vous apercevez. Vous vous laissez glisser dans la fatigue enveloppante, vous goûtez le compagnonnage de ce lieu inattendu, vous sombrez dans une somnolence peuplée d’étranges êtres. À votre réveil, un serpent rampe parmi les herbes, se glisse entre deux roches. Au moment où vous ressentez une brûlure insupportable, vous percevez le ballet des moucherons au-dessus d’une mue déposée sur le sol ; la terreur vous saisit, votre raison vous intime de rester immobile ; les heures se succèdent et vous engluent dans votre souffrance ; vous ne cherchez même plus à bouger ; la forêt bruit de murmures incompréhensibles ; la surface de l’eau n’offre qu’un miroir sombre à la nuit survenue, l’atmosphère se charge d’épouvante entraînant le retrait de tous les animaux venus se désaltérer sans crainte, mais ils reculent maintenant : biche, hérisson, chevreuil, grand cerf, blaireau, écureuil… Nul n’est plus bienvenu dans ce royaume au charme évaporé. Votre brûlure s’aggrave. Vous ne bougerez plus. Etait-ce cela la rencontre promise, attendue ? Cet écrin de verdure, vous auriez voulu lui échapper, tomber dans son envers, bondir hors du cadre, agripper un nuage et survoler l’endroit, glisser au-dessus de cet enfer. Toute complicité anéantie.

Texte et photo : Marlen Sauvage